A la recherche du blé ancien

Taxonomie du blé

Taxonomie du blé

Parce que je refuse ce système de sélection à outrance, que ça soit des animaux (j’écrirais là-dessus un jour) ou des végétaux, je refuse de faire le jeu de l’agriculture productiviste. Comme je l’écrivais dans mon article sur le blé, les variétés modernes d’après 1950 ont été sélectionnées pour que leur taux de gluten insoluble soit élevé, afin de pouvoir être panifiés de manière industrielle. Seulement, ce gluten n’est pas le plus digeste ni le plus nutritif. Cf cet article sur Boulangerie.net. Je précise qu’à priori je ne suis pas intolérante ni allergique au gluten, et ma motivation première n’est pas l’aspect santé (bien que cela entre en ligne de compte, mais seulement en deuxième position). Ce qui me motive c’est surtout le fait de gagner en autonomie, donc en liberté.

C’est pourquoi je suis partie à la recherche de blés anciens. Sachant qu’une loi interdit la vente, le don et l’échange de semences qui ne sont pas inscrites au catalogue officiel. Que les semences de blé ancien ne sont précisément pas inscrites dans ce fameux catalogue parce que leur variabilité génétique est trop grande – pour faire simple, une semence de blé ancien n’est pas reproductible à l’identique, et ça, les industriels n’aiment pas. C’est pourtant l’atout principal du blé ancien, sa faculté d’adaptation à un sol, un climat. Dans le livre culte de mon Cher&tendre, « mémento agricole », daté de 1923 (un trésor qui a une belle histoire), il est écrit :

Il faut choisir une variété qui convient à la nature du sol, au climat et à l’époque du semis. Les blés mélangés sont toujours les plus productifs et les moins aléatoires.

Aujourd’hui encore, les quelques paysans-boulanger qui ont su faire sortir des banques réfrigérées de l’INRA des variétés anciennes à titre expérimental, les cultivent presque toujours en « population », contrairement à l’agriculture conventionnelle qui préfèrent l’uniformisation et la culture de clônes normés pour les besoins de la grande distribution.

Évidemment, dans ce contexte aux enjeux économiques majeurs, les « blés de population » sont très difficiles à trouver. En revanche, on a accès assez facilement à des blés plus anciens dans les magasins bio. Par exemple le blé de Khorasan (vendu sous le label « blé Kamut »), mais aussi l’épeautre et l’engrain (ou petit épeautre).

Le blé Kamut est un blé dur, riche en gluten, qui se panifie et qui permet aussi de réaliser des pâtes. Génétiquement, il est relativement peu modifié (28 chromosomes). Il semble intéressant mais je ne m’y suis pas encore trop penchée, parce qu’à priori j’aurai du mal d’en obtenir auprès de producteurs.

Engrain, ou petit épeautre

Engrain, ou petit épeautre

L’épeautre et le petit-épeautre n’ont en commun que leur nom, c’est d’ailleurs une aberration de les regrouper sous cette même dénomination d’épeautre, car ils ne partagent pas la même génétique.
Le grand épeautre possède, comme le froment, 42 chromosomes, signe d’une modification génétique (mais lointaine quand même), tandis que l’engrain, le petit épeautre possède 14 chromosomes comme les premiers blés (sa culture remonte à plus de 7000 ans !).

L’épeautre est riche en gluten et donc panifiable, mais mon Cher&tendre ne le supporte pas du tout (allergie ?). Donc, pas d’épeautre dans notre cuisine.

Farine intégrale d'engrain

Farine intégrale d’engrain, fraîchement moulue

C’est surtout l’engrain qui a retenu mon attention pour l’instant. En France, il est essentiellement cultivé en Haute-Provence et sa culture est souvent liée à celle de la lavande. Comme il possède peu de gluten, il est idéal pour la pâtisserie, tout en étant quand même panifiable. Sa farine a une belle couleur jaune claire, et les biscuits sont croustillants à souhaits. Son goût est vraiment excellent, et comme en plus c’est une céréale rustique et peu exigeante, il correspond tout à fait aux critères que nous nous sommes fixés, Cher&tendre et moi.

Sablés à la farine d'engrain

Sablés à la farine d’engrain

Quant au blé ancien, j’étais décidée à y goûter coûte que coûte, et j’ai commencé à mener mon enquête, à en parler autour de moi, à chercher sur internet… Je pensais que les agriculteurs seraient loin, dans le sud de la France, qu’il faudrait que je me déplace… Et contre toute attente, j’ai appris qu’une ferme, à une heure de route de l’autre côté de la frontière, produit de la farine de blés anciens d’avant 1900 !
Ni une ni deux nous sommes allés chercher de ce blé quasi mythique qui nous faisait tant rêver, dans cette ferme au bout de nulle part. Ç’a été presque une expédition, on a bien failli se perdre, le GPS voyait la ferme, mais pas de route pour y accéder. Enfin nous y sommes arrivés, mais nous avons bien crû revenir bredouilles car il n’y avait personne. On peut dire qu’il s’est mérité ce blé ancien 😉

Paton de blé ancien

Pâton de blé ancien

De retour avec notre précieux chargement, Cher&tendre a tout de suite commencé à préparer son levain. Le blé ancien a un gluten « mou », et c’est vrai qu’il se déchire facilement. Il est tellement fragile qu’il n’y a pas besoin du tout de pétrir la pâte, surtout que le levain travaille pour nous (et oui, il faut oublier tout ce que l’on peut nous raconter à propos du pétrissage, ça n’est vrai que pour les professionnels avec des blés riches en gluten ! Pas besoin de pétrir quand on fait son pain au levain, c’est la « chimie » du levain qui fait le travail de pétrissage).
Il semble qu’il faille également un apprêt (la levée finale avant cuisson) assez court sinon le pâton s’affaisse assez vite.

Une chose à préciser avec les blés anciens et l’engrain : le son est plus fin et s’hydrate plus facilement que celui des blés modernes, il est plus digeste. Et le son est broyé plus finement dans une meule de pierre. Tandis que le son des blés modernes est épais, plus « rugueux », plus difficile à digérer. La différence dans la farine est flagrante ; moi qui n’apprécie pas du tout le pain complet habituellement, je ne suis pas dérangée par de la farine T80 ou T100 de blé ancien ou d’engrain car cela n’a rien à voir : la farine ne donne pas l’impression d’être complète.

Il faut savoir aussi que la farine classique est moulue dans des cylindres en métal, et que la farine complète est en fait recomposée après mouture. Que la farine classique ne contient plus le germe du blé, riche en vitamine E mais qui ranci très vite (et qui donc est un problème pour le circuit de grande distribution), tandis que la farine de meule le conserve.

Pain au levain aux blés anciens

Pain de blés anciens au levain

Enfin voilà le pain tant attendu !

Pour une première approche, nous sommes satisfaits. Le blé ancien (ici une farine de population d’environ 30 sortes de blés d’avant 1900) est plus aromatique que le blé moderne. Le pain est plus délicat à élaborer, c’est différent d’avec une farine de blé moderne.

Sur le plan gustatif, ça serait sans doute un peu difficile de passer directement de la baguette blanche constituée essentiellement de sucres rapides et de tout un tas d’améliorants, à du vrai pain, au levain et aux blés anciens. Mais nous avons effectué un passage en douceur et on apprécie vraiment ce pain, à la mie délicate et à la saveur particulière.

Cette année je vais tenter l’aventure du semis de blé ancien (avec du « rouge de bordeau » trouvé ici). Pas pour produire ma farine, hélàs le terrain me manque 🙁 Mais au moins pour essayer de maintenir un peu de cette biodiversité si malmenée.

En tout cas, le moulin à farine n’a pas fini de chauffer 😉

Moulin à farine électrique

Moulin à farine électrique

Edit du 17 décembre 2015 : Une suite à cet article ici.
Edit du 08 août 2017 : Visite d’une collection de blés anciens.

Le levain naturel

Mes questionnements et réflexions à propos des variétés de blé, de la panification, m’ont amenée inévitablement vers le levain… J’étais restée sur les préjugés que le pain au levain est compact et acide. Mais la curiosité a pris le dessus sur mes préjugés et puisque Cher&tendre souhaite faire son pain, autant aller jusqu’au bout là aussi et ne pas dépendre d’un tiers pour la levure de boulangerie (qui est en fait de la levure de bière).

Nous nous sommes donc lancés dans l’aventure de la culture (ou élevage ?) du levain naturel 😉

Levain en train de buller

Levain en train de buller

Le levain naturel est issu d’une fermentation spontanée de farine (complète de préférence) mélangée à de l’eau (on peut aider au démarrage avec un peu de miel). Il ne faut pas le confondre avec le levain fermentescible, qui lui contient en plus un ajout de levure de bière. Attention, l’appellation « pain au levain » en bio, peut contenir de la levure de bière, voir être un « poolish » c’est à dire de la levure de bière fermentée plusieurs heures. C’est un peu mentir au consommateur. D’autant que levure de bière et pain complet font mauvais ménage.

Du pain au levain

Du pain au levain

Les micro-organismes qui composent le levain naturel proviennent de la farine, de l’enveloppe du blé, mais aussi de l’air ambiant. C’est près de 70 espèces de levures et bactéries qui composent sa faune typique, chaque levain est donc différent. Le nôtre sent bon la pomme très mûre, une odeur fruitée vraiment étonnante (démarré à la farine bio intégrale).

Je ne vais pas vous expliquer comment obtenir du levain, car les informations ne manquent pas sur internet. Je  vous conseille la lecture de ce lien très intéressant. Et puis des informations plus précises encore ici.

En revanche, voici mes impressions après quelques semaines d’essais divers.

L’acidité : le levain est essentiellement constitué de levures et de bactéries lactiques. Les levures font lever la pâte, elles aiment une température d’environ 30°C. Tandis que les bactéries transforment les sucres en acide lactique, et parfois en acide acétique. C’est ce dernier qui est responsable du goût acide du pain. Les bactéries aiment mieux des températures un peu plus basses, 22 à 26°C et donc tout l’art d’un bon pain au levain est de trouver le juste milieu pour que le levain se développe bien, tout en satisfaisant les goûts de chacun. Il semble également qu’une pâte qui n’est pas très hydratée devienne davantage acide. Mon Cher&tendre travaille des pâtes très molles, elles sont difficiles à manipuler mais le pain est vraiment meilleur.

Pain au levain avec de la farine maison et locale

Pain au levain avec de la farine maison et locale

Notre premier pain a levé plusieurs heures à température ambiante, entre 20 et 22°C et il était vraiment acide et compact, tout ce que nous n’aimons pas (mais fort heureusement ici rien ne se perd et il a fini dans l’estomac des poules 😉 )
Deuxième essai, levé toute une nuit à environ 28°C et là, la révélation ! Un pain incroyablement doux, moelleux, aéré. Un régal. Bien meilleur qu’un pain à la levure de bière.

Le levain s’accommode aussi très bien de préparations sucrées, telles que les crêpes fermentées (un délice, et digestes en plus) ou la brioche (aux arômes de panettone, qui est précisément une sorte de brioche au levain).
Et même de la pâte à pizza. Finalement, le levain va prendre une place beaucoup plus importante qu’on ne l’avait envisagé dans notre cuisine, puisqu’il est possible de tout faire lever avec (même des croissants, mais il faut être courageux).

Crêpe au levain et à la farine fraîche d'engrain (petit épeautre)

Crêpe au levain et à la farine fraîche d’engrain (petit épeautre)

Un pain au levain est plus digeste, plus nutritif et possède un indice glycémique plus bas qu’un pain à la levure. De plus, le pétrissage est moins important, c’est l’action de la fermentation lente qui développe les glutens, puis ensuite l’étape du pliage. De même, le blé n’a pas besoin d’avoir un fort taux de gluten pour être panifié au levain, à condition de laisser le levain fermenter plusieurs heures (une nuit voir plus).

Nos expérimentations ne sont pas terminées, je crois qu’il y a matière à rédiger un troisième article à propos de pain et de farine 🙂

Réflexions sur le blé et la panification

L’envie de moudre notre farine est arrivée lorsque nous avons acheté pour nos poules 300 kgs de blé de consommation bio l’année dernière. Habituellement nous prenons du triticale bio, mais il n’y a pas eu de récolte en 2013, à cause du temps exécrable au printemps. En revanche, le blé a bien donné et est superbe. C’est d’ailleurs à voir cette beauté des grains de blé qui nous a donné envie de nous lancer dans la farine…

Cela m’a amené à faire des recherches sur le blé. J’ai pris conscience qu’en fait, le blé était une céréale tellement banale que je connaissais peu de choses à son sujet. J’ai ainsi appris qu’il y avait deux sortes de blé : le blé dur (issu de l’amidonnier) et le blé tendre (le froment, issu de l’engrain). Le blé dur, plutôt méditerranéen, est riche en gluten et permet d’obtenir la semoule, le boulgour, les pâtes ; il est trop dur pour être moulu en farine. Le blé tendre est celui avec lequel on fait la farine. J’ai également appris qu’il existait une très grande variété de blés (j’aurais dû m’en douter), que l’épeautre est une sous-espèce du froment.

Puis je me suis posée la question de la panification du blé. Je savais que le taux de gluten, nécessaire à une bonne panification, est variable dans le blé. Qu’en France, il fût un temps où notre blé était considéré comme étant de qualité « médiocre » car non panifiable. Qu’on importait notre « blé de force » des pays voisins comme la Suisse par exemple.

De plus en plus de personnes ne digèrent pas ou très mal le gluten, or le blé en contient toujours davantage. Pourquoi ? Quel est le taux moyen de gluten contenu dans le blé, dans le blé de force, et à partir de quel taux on considère que la farine est « panifiable », c’est à dire, apte à faire du pain, apte à lever ?

Et bien je ne pensais pas soulever un tel lièvre !

Le blé a été domestiqué par l’homme il y a 12000 ans au Proche-Orient. C’est, avec le riz, la céréale la plus consommée dans le monde. Depuis les années 50, on a commencé à sélectionner les variétés de blé afin qu’elles soient le plus riche en gluten possible, et les plus productives. Les nitrates étant apparus dans ces périodes-là, on les a utilisés massivement parce qu’ils augmentaient considérablement les rendements (et aussi le taux de gluten). Une plante poussée à l’engrais a tendance à faire des tiges plus longues ; on a donc raccourci les tiges du blé à l’aide de régulateurs de croissance (produits phytosanitaires). Ce qui a fait la part belle aux champignons puisque la plante étant plus trapue, elle est plus près du sol. On a donc eu recours aux fongicides. L’excès d’engrais fragilise également la plante contre les prédateurs tels que les pucerons. On a utilisé des pesticides. En quelques décennies, le rendement est passé de 15-30 quintaux à l’hectare à 120 aujourd’hui, avec un taux de gluten moyen de 11,5 % (contre 7 % pour les variétés anciennes).

L’industrialisation de la boulangerie a conduit à une demande en gluten du blé toujours plus importante, parce que la pâte étant fortement sollicitée dans les pétrins mécaniques et la chaîne de production, doit être toujours plus résistante. Or c’est la quantité de gluten contenu dans la farine qui rend la pâte très élastique. On a donc adapté le blé à l’industrie de la boulangerie.

Un autre avantage du gluten est que la pâte lève plus vite, c’est un gain de temps non négligeable pour les boulangers, mais il se fait au détriment de la qualité gustative ; sans compter tous les améliorants qu’on peut rajouter pour donner plus de goût, plus de couleur, que la pâte lève mieux, etc… Je me suis rendue compte que le pain n’était pas juste constitué de levure, farine et eau… Est-ce que je connais le goût du vrai pain ?

Tous ces traitements du blé, cette sélection, y-compris en effectuant des croisements avec d’autres céréales (le blé bio n’échappant pas à la règle), ont rendu les chaînes de gluten plus complexes, il est moins digeste pour nous, entraînant de plus en plus de cas d’allergie et de maladie céliaque dans les cas les plus graves. Nous consommons toujours davantage de ce gluten indigeste, l’industrie ayant tendance à en ajouter de plus en plus, y-compris dans les plats cuisinés.
Le blé actuel cultivé en agriculture biologique est lui aussi issu de variétés modernes.

En revanche le gluten contenu dans les variétés anciennes de blé serait beaucoup plus digeste car sa chaîne est plus courte, il est également présent en plus petites quantités (7%). Plus important encore, les variétés anciennes de blé, même avec un taux de gluten bas, sont  tout à fait panifiables, dans un contexte qui n’est pas industriel.
Il n’a pas besoin d’être autant pétrit que le blé moderne, peut-être aussi qu’il se panifie mieux au levain qu’à la levure de bière, mais il se panifie.

Et puis, ces variétés de blé anciennes étaient adaptées à leur terroir, même si le rendement est plus faible, le blé est rustique et ne nécessite pas (ou peu) d’intrants, permettant une agriculture biologique. Haut sur tige, il possède une diversité génétique étonnante, les épis peuvent être jaunes, gris, bleutés, rouges… barbus, non barbus. Il est aussi utile que décoratif.

Mais alors, pourquoi est-ce qu’on ne trouve pas davantage de farines ou de pains issus de blés de variétés anciennes, puisque ces blés possèdent tant d’avantages et pourraient être la réponse pour les allergiques au gluten ?
Parce que les grands semenciers ont fait du lobbying, et qu’il est aujourd’hui interdit de vendre, d’échanger et même de donner, des graines de blé de variétés anciennes (cf. site Réseau Semences Paysannes).

Ce constat m’a abasourdie. Le blé nous accompagne depuis plus de 10000 ans, c’est notre patrimoine à tous, occidentaux, et il ne nous appartient plus ! Au lieu de cela, nous sommes obligés de consommer un avatar de blé à faible valeur nutritive et gustative, tellement médiocre qu’il nous rend malades !

Je suis maintenant en recherche de farine de blé ancien (ou même de blé), mais je crains bien que ça ne soit la quête du graal, même si de plus en plus de paysans-boulangers se lancent dans l’aventure, ce qui est réconfortant.

Pour aller plus loin :

Culture et panification de variétés de blé anciennes

Variétés de blé anciennes en images