Le temps des cerises

Meillerie au bord du Léman, en 1929

Meillerie au bord du Léman, en 1929

Les photos anciennes m’ont toujours fait rêver. Comme si le noir et blanc faisait disparaître le temps qui passe, il ne reste que les beaux jours et les moments heureux.

Lorsque j’étais jeune, je me suis intéressée aux photos anciennes de mes grand-mères. Elles étaient en vrac dans des boîtes ou des enveloppes. Je les ai triées et classées dans un album. Il y avait tant d’inconnus sur ces clichés… Parfois mes parents connaissaient ces inconnus, d’autres fois, non. Quelques fois moi aussi je les connaissais, mais âgés. Souvent je découvrais mes aïeux à travers ces clichés.

Récemment j’ai ressorti mon vieil album et scanné toutes les photos.

La branche paternelle de ma famille a vécu au bord du lac Léman, soit côté suisse, soit côté français. Je suis moi-même née à Evian et ai passé toute mon enfance près des rives du lac.
Les hasards de la vie font que je n’y vis plus depuis bien longtemps. Parfois je le regrette, parfois, je me dis qu’il est mieux pour moi de garder le souvenir des paysages encore ruraux de mon enfance, plutôt que de constater l’urbanisation galopante d’une région victime de son attrait touristique et de la Suisse toute proche.

Vendanges près d'Evian en 1929

Vendanges près d’Evian en 1929. Ma grand-mère au fond à gauche.

Mes arrières grands-parents.

Mes arrières grands-parents à Laprau, Lugrin (74).

Le tour de France à Evian, 1931

Le tour de France à Evian, 1931

Un des aspects peu banal de ma grand-mère paternelle c’est qu’elle a fait de la montagne dans sa jeunesse, avant son mariage. Peu de gens habitant les environs en faisaient, encore moins des femmes. Elle a même servi de guide pour un touriste désireux de gravir la Dent d’Oche (altitude 2222 m). Ce n’est pas une montagne très difficile, mais il ne faut pas avoir le vertige, et il y a un passage un peu délicat après le refuge du C.A.F., la « cheminée », qui surplombe tout le plateau du Gavot et le lac Léman.

Chalet d'Oche - 31/08/1931

Chalet d’Oche – 31/05/1931

Voici ce qu’elle a rédigé au dos de la photo ci-dessus :

Souvenir d’une ascension à la Dent d’Oche le 30-31 mai 1931 par la caravane composée de Messieurs

Norbert Morcheau d’Evian les bains
Louis Colloud d’Evian les bains
Charles Favre d’Evian les bains
Charles Chardon d’Evian les bains
Charles Blonay d’Evian les bains
Armand Inhoos d’Evian les bains
Mme Armand Inhoos d’Evian les bains
Mlle Violette Chardon d’Evian les bains
Mlle Lucie Richoz d’Evian les bains
Mlle Olympe Bianco d’Evian les bains

Ascension effectuée par un temps défavorable. Sol trempé dans les pâturages. Neige durcie sur les hauteurs, ce qui rendait cette ascension particulièrement pénible ; un pas en avant, 2 en arrière. Nous avons eu la chance de trouver « la cheminée » dépourvue de neige et à 8 heures Dimanche nous arrivions au refuge du C.A.F. Trempés  jusqu’aux os mais très heureux, malgré la fatigue d’avoir vaincu la « Béca d’Oche ». Nous n’étions cependant pas au bout de nos peines car la descente s’est effectuée au sommet avec une tempête de neige et une pluie diluvienne nous accompagna jusqu’à Evian. Le seul regret de cette ascension féconde en incidents de toute sorte est que nous n’avons rien vu du panorama splendide que l’on découvre de la-haut, le brouillard étant très intense.

Le châlet d'Oche en 1931.

Le châlet d’Oche en 1931. Ma grand-mère Lucie est à gauche sur la photo.

Selon ma grand-mère, « béca » signifie « dent » en patois, et « oche »,  « œil ». Toujours selon elle, la dent d’oche signifierait donc « la dent de l’œil », en rapport avec la forme d’une de nos dents dont un nerf serait relié aux yeux. Et donc, en patois complet, les autochtones disaient « béca d’oche ».

30 août 1931, sommet de la dent d'Oche

30 août 1931, sommet de la dent d’Oche, ma grand-mère au deuxième plan à gauche.

Le panorama en haut est vraiment magnifique quand on a la chance que le temps soit dégagé.

Aujourd’hui l’ascension de la Dent d’Oche peut se faire en quelques heures ; en se garant à la Fétuière, il y a 980 m de dénivelé à gravir.

En 1930, il fallait partir à pied depuis Evian-les-bains, 1800 m de dénivelé et une dizaine de km plus bas.

Ils avaient donc toutes les raisons d’être heureux de l’avoir faite, cette « Béca d’Oche » !

Edit : le 08 avril 2019, je recevais un email de la part d’une personne qui a participé à la réfection du refuge de la dent d’Oche. Les poutres du refuge ont été mises à nues pour l’occasion, et une inscription est apparue. Les personnes en charge de la rénovation ont fait une recherche et sont tombées sur mon blog… ma grand’mère vient de m’envoyer un signe. Et j’apprends qu’en 1931 c’était la seconde fois qu’elle montait à la Dent d’Oche.

Inscriptions sur une poutre du refuge d’Oche

Légende :
Marie Teisseire Evian
Lucie Richoz Evian
Bochaton Edouard
Thonon 30 juin 1927

Le chanvre, une plante compagne

Culture de chanvre

Culture de chanvre

Voici un article sur une plante qui me tient à cœur. Lorsque l’on travaille les fibres, on pense souvent à la laine (de mouton), ou au coton. Plus rarement au lin, et encore moins au chanvre !

Il faut dire que le chanvre a mauvaise réputation, à cause de sa teneur en THC (Tétrahydrocannabinol). Généralement, c’est pour cette molécule qu’on le connait sous le nom de « cannabis », et sa réputation de drogue est tenace.

Pourtant, le chanvre est l’une des premières plantes domestiquées par l’homme dès le néolithique il y a 10000 ans. Je ne vais pas parler ici de l’aspect psychotrope, les informations ne manquent pas sur la toile… Il faut savoir que le cannabis cultivé pour la drogue contient entre 10 et 20 % de THC, tandis que le chanvre « industriel » (ou textile) en contient moins de 0,2 %. C’est de celui-ci que je vais parler.

La graine du chanvre, le chènevis, est comestible. De plus on en tire excellente une huile d’un beau vert, et riche en oméga 3. Elle est excellente en vinaigrette, avec un léger goût de noisette. Le chènevis et le tourteau (résidu du pressage de l’huile) sont utilisés dans l’alimentation animale.

Litière de chanvre

Litière de chanvre

La chènevotte (partie centrale et moelleuse de la tige) sert à fabriquer des litières animales, je l’utilise pour mes poules, et j’en suis très satisfaite. Contrairement aux copeaux de bois, elle ne vole pas, et je peux la composter ensuite sans risquer d’acidifier le sol de mon jardin. Elle est très absorbante, désodorise bien, et les poules semblent apprécier cette litière au sol.

Avec la périphérie de la tige, on obtient des fibres, pour la fabrication du papier, des cordes pour la marine (le chanvre est imputrescible, de plus, mouillé il offre toujours une très bonne résistance à la traction). On obtient aussi un très beau fil, qui ressemble au lin, et qui sert dans l’habillement, l’industrie textile et les voiles des bateaux. La toile Denim était à l’origine faite de chanvre, et teinte à l’indigo.

cordes de chanvre

cordes de chanvre

Le chanvre semble également très intéressant dans le domaine de l’isolation et la construction (béton de chanvre), possible que je testerai un jour.

La cerise sur le gâteau c’est que le chanvre ne nécessite pas de pesticides ni d’herbicides pour pousser, de plus sa racine pivot qui va chercher l’eau en profondeur le rend peu sensible à la sècheresse. Un hectare de chanvre produit davantage de fibres qu’un hectare de coton, et contrairement au coton qui a besoin d’énormément de pesticides, sa culture respecte l’environnement.

Chènevis (graines de chanvre)

Chènevis (graines de chanvre)

Alors, pourquoi, avec tous ces atouts, la culture du chanvre industriel n’est pas plus répandue ?

Après avoir connu son apogée au XVIIème et XVIIIème siècle en particulier dans la fabrication de cordes et voiles pour la marine, il a été concurrencé au XIXème siècle par l’arrivée des machines à vapeur. Le coton l’a supplanté sur le marché textile, avec l’invention de l’égreneuse.

C’est aux USA entre les deux guerres que tout a définitivement changé pour le chanvre, lorsqu’il a commencé à devenir un sérieux concurrent aux nouvelles technologies de l’époque dans l’industrie papetière et chimique (textile). Il était désormais possible de fabriquer du papier de qualité à partir de résineux, à l’aide de procédés chimiques d’extraction de la lignine et de blanchiment. Et les premières fibres synthétiques ont été inventées à partir de 1920.

Utilisation de deux ensouples pour réaliser le chemin de table

Tissage du chanvre

A force de lobbying de la part de Dupont de Nemours et de certains magnats de la presse, la Marihuana Tax Act est édictée en 1937, qui vise à taxer tout la filière chanvre de façon à ce que sa culture ne soit plus rentable. En 1938 Dupont de Nemours brevète le nylon.

A partir de 1945, sous l’influence des USA au travers de l’ONU, le chanvre est banni de l’agriculture un peu partout dans le monde. Seuls l’URSS et la France résisteront à la propagande et continueront de le cultiver.

huile de chanvre chez K.na

huile de chanvre chez K.na

En 1992 la culture du chanvre industriel redevient légale dans la plupart des pays d’Europe. En 1997 elle est autorisée au Canada et Australie. Aujourd’hui, elle est toujours interdite aux USA.

La France est le premier producteur Européen de chanvre et il existe de nombreuses chanvrières, la plus importante se situe non loin d’ici dans l’Aube. Malheureusement, sur le plan textile, il est encore très difficile de se fournir en chanvre en Europe. Une unité de défibrage était en projet pour 2012 en Moselle, mais je n’ai pas trouvé d’autres informations.

Si vous souhaitez découvrir l’huile de chanvre et le chènevis, je vous recommande ce site. J’ai croisé ce producteur au hasard d’un salon du goût cette année, au milieu du vin et de la charcuterie. Depuis le temps que je souhaitais goûter l’huile de chanvre, j’ai profité de l’occasion et discuté avec lui des nombreuses applications du chanvre. Nous avons aussi évoqué la réputation de drogue qui rend la vente de produits de chanvre difficile.

Chemin de table en chanvre et coton mercerisé. Détail

Chemin de table en chanvre et coton mercerisé.

Sur le plan textile, le fil de chanvre ressemble fortement au fil de lin, et possède les mêmes caractéristiques : il n’est pas élastique, est un peu raide et s’assouplit au fil des lavages. De couleur grège, il peut être aussi blanchi. Il se tisse de la même manière que le lin, on trouve, mais encore rarement, des vêtements en chanvre. J’ai eu des difficultés à trouver du fil de chanvre cultivé et filé en Europe (mais il y en a ici du fin et là du plus épais), la majorité vient de Chine. Ce qui est dommage car le chanvre est devenu, au fil des millénaires, endémique à l’Europe du nord, tout comme le lin. Quel plaisir en tout cas cela a été pour moi de tisser du beau fil de chanvre. C’est une plante qui mérite vraiment de retrouver une place parmi nos fibres textiles. Écologique, biologique, au rendement plus important que le coton ou le bois, tout en ne nécessitant pratiquement aucun traitement phytosanitaire ni arrosage, il est regrettable qu’il soit encore aujourd’hui le grand oublié.

J’ai publié un deuxième article sur le chanvre, consultable ici.

Sources :

  • Wikipédia : Le chanvre, l’histoire du chanvre
  • Bibliographie : « Le chanvre industriel : Production et utilisations » , Editions France Agricole
  • Revue : Bulletin de l’association des botanistes Lorrains N°7-2011 « les plantes compagnes »

Teinture à la gaude

La gaude, de son petit nom botanique reseda luteola, et qu’on appelle aussi réséda du teinturier, est une plante tinctoriale riche en flavonoïdes, une matière colorante de couleur jaune. Contrairement aux idées reçues, les plantes tinctoriales les plus connues en France poussent très bien au nord de la France, c’est le cas de la gaude, du pastel et de la garance (il y a d’ailleurs un important producteur de garance en Hollande).

C’est Soleil qui m’a fourni des graines de gaude il y a quelques années, graines que j’avais consciencieusement semées dans de petits pots, en vue de les replanter là où je l’avais décidé… sauf que la gaude est une plante assez capricieuse qui pousse là où elle a envie de pousser, et de préférence dans des endroits impossibles : contre un mur plein sud sans terre, entre des pavés, forcément avec très peu de terre… Mais jamais dans le jardin. Et puis avec sa racine pivot, elle est assez difficile à repiquer de toute façon.

Des pieds de gaude entre mes pavés

Des pieds de gaude entre mes pavés

Depuis que j’ai semé des graines, chaque année je découvre des pieds de gaude dans des endroits inattendus de mon jardin, pour mon plus grand plaisir. La gaude est une plante bisanuelle, la première année elle forme une petite rosette, la deuxième année elle monte assez haut (1,50 m est courant chez moi) et se couvre de minuscules fleurs jaunâtres. Chez moi, elle n’a aucun entretien et elle fait sa vie toute seule comme une grande. Elle aime je pense, les endroits ensoleillés et secs. Originaire du bassin méditerranéen, elle s’est parfois, mais rarement, naturalisée au nord de la Seine. Des botanistes m’ont dit en avoir vu des pieds au bord de l’autoroute A4 entre Metz et Paris.

Toute la plante contient du lutéolol, et la couleur lumineuse que l’on obtient est l’une des plus solides à la lumière et aux lavages, parmi les teintures végétales jaunes. Un mordançage préalable est nécessaire cependant.

Pied de gaude et couleur obtenue.

Pied de gaude et couleur obtenue.

Cette année, vers le mois de juin, j’ai coupé un pied de gaude qui poussait dans un lieu de passage. Je l’ai découpé en tronçons, mis dans une grande casserole remplie d’eau, avec de la laine que j’avais mordancée il y a une année, posé un couvercle dessus… et oublié tout ce petit monde pendant au moins trois semaines (je teins et mordance de plus en plus à froid, en laissant la fibre longtemps dans le bain de teinture). Il faisait chaud dans mon local à teinture, probablement plus de 23°C, et le processus de fermentation s’est amorcé…

Quelle surprise lorsque j’ai retiré mes écheveaux du bain de teinture, et que j’ai découvert un beau vert tendre sur celui mordancé à l’alun ! Habituellement on obtient ce type de vert (un peu plus terne cependant) avec un post-bain au sulfate de cuivre.

Verts surprenants avec la gaude

Verts surprenants avec la gaude ; en haut mordançage à l’alun, en bas, mordançage au sulfate de cuivre.

Je suppose que je serais incapable de reproduire cette couleur une prochaine fois. C’est tout le charme de la teinture végétale, et c’est d’autant plus gratifiant quand la plante a poussé chez soi !