Conserver le dégradé d’un fil dans un tissage

On a parfois envie de tisser de jolis écheveaux teints en dégradé comme celui-ci par exemple :

Fil « Turin » en laine, soie et ramie.

Mais si on le tisse sans prendre de précautions particulière, on perd cet effet dégradé. Dans Handwoven septembre/octobre 2010, il y a un article qui explique comment conserver le dégradé d’un écheveau teint à la main. C’est exactement le même principe qu’expliqué sur Weavezine.

Le principe consiste à mesure la circonférence de l’écheveau, et d’ourdir en circulaire (c’est à dire sans faire d’allers-retours) un multiple de cette circonférence. Par exemple, mon écheveau ci-dessus mesure environ 140 cm, ce qui est trop court pour une écharpe. J’ai donc préparé une chaîne d’environ 2,80 m (deux fois la circonférence de l’écheveau). J’ai fais un encroix, mais j’aurais pu m’en passer pour un fil de cette épaisseur.

Ourdissage

En chaîne, fil « Turin« , poids fil à chaussette, dans les tons vert et bleu, et du Turin noir pour faire ressortir les couleurs. Tissé à 5 fils au cm sur le métier à tisser Cricket.

Echarpe en dégradé sur le cricket

En trame j’ai opté pour de la laine zéphir noire, en faisant attention à ne pas tasser trop fort, pour conserver les 5 fils au cm. Le résultat est une jolie écharpe bien souple.

Echarpe avec fil de chaîne dégradé

Cela me donne envie d’essayer la même chose sur un métier à galon !

Effets de chaîne en tissage

Cela fait quelques années que je croise régulièrement les magnifiques créations de Juanita Girardin. J’aime les effets de motifs en longueur dans l’écharpe, plutôt qu’en largeur. Et j’aime aussi la façon dont les couleurs ressortent. Alors j’ai décidé d’essayer de réaliser de tels tissages. Mes recherches m’ont amenées chez « Gangewifre Weaving » qui a eu la même démarche que moi pour tenter de recréer une écharpe style Juanita Girardin 🙂 Ses publications, le bref pour son écharpe, ainsi que cet article sur un autre blog, m’ont bien aidé à comprendre le principe.

Et le mieux pour valider l’idée, c’est encore d’échantillonner, même si c’est souvent fastidieux, je n’avais pas trop le choix quand même….

Echantillons de tissage avec fils de chaîne supplémentaires

A droite, du coton 20/2 mis en double pour le fond, et en quadruple pour les fils de motifs, avec 10 fils au cm si ma mémoire est bonne. A gauche, du coton 20/2 en simple pour le fond, et en double pour les motifs, tissé à 12 fils au cm. J’aime mieux le rendu. J’ai volontairement opté pour une densité un peu lâche pour que l’écharpe conserve sa souplesse. Nous étions en janvier, je venais de faire une belle grande randonnée en forêt, les couleurs de l’hiver m’ont inspiré ma première réalisation.

Les couleurs de la forêt en hiver

Techniquement, il s’agit de « ceinture de moine tournée » (« turned monk’s belt » en anglais). J’ai utilisé 8 cadres, 2 cadres pour l’armure toile de fond, que j’ai enlissé sur les cadres 7 et 8. Et 6 cadres pour les motifs. Il vaut mieux utiliser un métier à manette car il y a plus de 8 combinaisons de cadres différentes tout au long de l’écharpe.

Les fils de motifs viennent en plus de l’armure toile, la densité de 12 fils ne concerne donc que les fils du fond. En réalité j’ai le double de densité au niveau des motifs. Donc, ça fait parfois un certain nombre de fils à passer à travers le peigne.

Le mieux c’est d’avoir une deuxième ensouple qui ne reçoit que les fils de motifs, car ceux-ci peuvent avoir une tension différente de la toile puisqu’ils travaillent moins souvent. Néanmoins je n’avais pas de deuxième ensouple donc j’ai plié tout ce petit monde ensemble, et pour une seule écharpe d’environ 1,8 m terminée, cela s’est bien passé.

Echarpe « forêt d’Argonne en hiver »

Pour la deuxième écharpe j’ai complexifié un peu le tissage et fait un mix entre de l' »overshot tourné » (« turned overhsot » en anglais) et ma ceinture de moine. Pour l’overshot en fil de chaîne, il faut 6 cadres, là où seulement 4 suffisent pour l’overshot classique. Toujours nos deux cadres pour la toile (ce qui correspond au fil de liaison en trame dans le cas d’un overshot classique), et 4 pour le motif. Il me reste 2 cadres disponibles pour deux blocs de ceinture de moine.

Ciel étoilé

Et toujours du coton 20/2 à 12 fils au cm et fil supplémentaire mis en double. Pour ajouter un peu d’effets de couleurs, j’ai doublé mes fils avec chaque fois deux couleurs différentes. Ça ne se voit pas sur la photo…

Echarpe « ciel étoilé »

Un bref peut être plus parlant que des explications écrites, alors voici une portion de mon écharpe, avec l’overshot et la ceinture de moine.

Bref pour l’overshot et la ceinture de moine en chaîne

Machine à tricoter circulaire La Semeuse Jacquard

Cette machine dormait depuis probablement plus de 50 ans dans un grenier de Lorraine, bien emballée dans sa caisse en bois d’origine. Mis à part les aiguilles du plateau (disque à côtes) qui sont manquantes, la machine est en parfait état. La personne qui me l’a cédée préférait qu’elle revive plutôt que continuer à dormir, ailleurs dans un musée ou même chez un collectionneur qui ne saurait pas s’en servir. Merci à elle d’avoir fait des recherches et de m’avoir trouvé.

Machine à tricoter La Semeuse

J’en ai rêvé d’une telle machine…

Plaque sur la machine

J’ai très peu de documentation sur les machines à tricoter circulaires destinées au marché français. Il s’en est pourtant vendues, sous différentes marques : la Prévoyante, la Laborieuse, Omnia, la Gauloise, la Ruche, les Travailleurs Réunis et bien sûr la Semeuse… Certaines de ces machines n’étaient pas fabriquées en France, le fabricant (le plus souvent anglais) leur donnait un nom à consonance française pour le marché français.

En revanche, il s’avère que La Semeuse ainsi que La Laborieuse étaient bel et bien fabriquées en France, par les établissements Amineau Frères à Nantes. Fait étonnant, ils existent encore mais ne fabriquent plus de machines à tricoter depuis les années 1960.

Pour en revenir à ma dernière acquisition, vu son nombre d’aiguilles sur le cylindre, 132, elle ne servait pas à tricoter des chaussettes, mais plutôt des bas. D’ailleurs avec la machine j’ai des formes en bois, ainsi que de la soie – ou de la rayonne – très fine. Heureusement que j’ai l’habitude de manier les fils très fins avec le tissage, ça intimide un peu moins 😉 Car cette soie – ou rayonne – est aussi fine que du coton 20/2 (50 grammes = 850 mètres, WPI 68 et 12 -14 fils au cm en tissage), c’est à dire proche du fil à broder.

Formes à bas et soie

Ah comme j’aimerais que ma machine me raconte son histoire et me dise tout ce qu’elle a déjà pu tricoter…

Machine à bas circulaire

D’après mes recherches, elle a dû être fabriquée autour des années 1925-1932. J’imagine qu’un tel achat à l’époque devait représenter un certain investissement. Dans une rare documentation en ma possession, cette machine dans cette configuration coûtait 1375 francs de l’époque. Dans quel contexte on peut être amené à faire cette dépense qui représentait plusieurs mois si ce n’est pas une année de salaire ?

Surtout qu’elle a une particularité, et de taille : elle est équipée pour faire du jacquard.

Accessoires, à gauche un cylindre pour jacquard, en haut à gauche probablement un outil pour passer un fil élastique, et au milieu en haut le plateau pour les côtes.

Alors une La Semeuse c’est déjà peu courant, mais avec l’option jacquard c’est encore plus rare. Le cylindre jacquard est d’ailleurs estampé « breveté », même si je sais que Griswold en Angleterre a aussi fabriqué une machine circulaire capable de jacquard (mais qui diffère légèrement de celle-ci).

Travail en jacquard

cylindre à jacquard breveté

Mais pourquoi ces machines à tricoter circulaire françaises sont si peu courantes contrairement à des machines anglaises ou canadiennes ?
Toujours en faisant des recherches j’ai trouvé plusieurs petites annonces dans des journaux, qui demandaient des tricoteuses sur machine, pour du travail à domicile ou même dans des filatures ou usines de bonneterie.

Petites annonces en 1915 et 1920

Il est intéressant de noter qu’à cette époque, les filatures de laine elles-même fabriquaient des chaussettes…
Je peux en déduire que c’étaient surtout les entreprises de bonneterie (industrie de la maille) et les filatures qui possédaient ces machines, l’investissement pour un particulier à l’époque était trop important. Dans ce contexte, lorsqu’on a su inventer des machines automatiques qui ont permis d’augmenter considérablement la production, ces petites machines à manivelle sont sûrement parties à la ferraille. 🙁 Ne restent que celles qui appartenaient à des privés.

J’ai donc eu beaucoup de chance qu’une telle machine m’ait trouvée.

Caisse d’origine

Voici un accessoire qui je pense sert à épisser (doubler) le talon et le pied, mais je n’ai pas encore trouvé comment l’utiliser.

accessoire pour insérer un élastique ou renforcer le talon ?

Je vois bien où il s’installe, comment y mettre un fil, mais ce fil ne tricote pas. Il doit yavoir quelque chose que je n’ai pas compris. A moins qu’il ne serve que pour les côtes. Mais j’ai des doutes.

Pour épisser le talon et la pointe ?

A part cela, j’ai pu me servir un peu de cette machine qui tricote à merveille bien qu’elle soit déroutante car elle a deux cames (donc deux réglages de grandeur de maille, une pour le fil principal, une pour le fil de motif jacquard), ce qui occasionne quelques difficultés pour l’utiliser.
Et j’aimerais remplacer les aiguilles du cylindre, qui ne fonctionnent pas de manière très souple. Cependant, ce n’est pas aussi facile que ça en l’air. Les aiguilles sont très fines, bien plus fines que les modèles courants. J’ai contacté un fabriquant d’aiguilles mais qui n’a pas ce modèle. Il me reste  un mince espoir avec Angora Valley, et sinon ça sera la dernière chance avec Bertus Van Manen mais avec des aiguilles trop épaisses qu’il me faudra limer. Je n’ai pas envie de toucher à l’intégrité de la machine en limant le cylindre et le plateau pour y faire rentrer mes aiguilles.

Du jacquard avec du coton mercerisé 20/2

Et fabriquer une paire de bas sera vraiment un défit, mais que je compte bien relever ! Si tricoter de la laine à chaussette avec une machine circulaire c’est relativement aisé pour qui a l’habitude, utiliser de la laine fine ou du coton avec tant d’aiguilles, cela va demander patience et minutie. Déjà, je vais avoir besoin d’une loupe ! Mais comment faisaient les femmes à l’époque ?

Pour le plaisir des vieilles machines, voici une vidéo montrant le tricotage en jacquard :

Je termine cet article par un appel à documentation : si vous avez des pages de catalogues, des souvenirs de votre mère, grand-mère ou autre qui aurait pu utiliser une telle machine dans un cadre domestique ou dans une usine, tous vos témoignages, fichiers, documents d’époque, m’intéressent au plus haut point !

Et puis, si vous avez une machine comme ça qui dort dans votre grenier, ou même des pièces détachées, n’hésitez pas à me contacter.